vendredi 22 septembre 2017

Immersion

    Tous les ans, j'attends avec impatience de connaître mon emploi du temps.
    C'est une des choses que j'aime dans mon métier de prof : la géométrie variable des années. On recommence à zéro, à chaque rentrée, nouveaux élèves, nouveaux collègues, nouveaux horaires, et chaque période a sa coloration propre. J'ai eu ma phase "classes de 6e et 5e toutes évaluées par compétences", avec un groupe de collègues motivés. Je ne travaille plus avec eux cette année, hasard des répartitions, mais on se sait proche dans l'intention. Tout cela crée des liens et du partage. J'ai eu ma phase "vivement la sonnerie de 16h30 le vendredi", je ne l'entends plus depuis au moins trois ans car mon emploi du temps m'épargne cette dernière heure de la semaine.

    Soyons clair : le prof ne choisit pas son emploi du temps. Il émet, en fin d'année scolaire, des voeux, qui sont suivis ou non par le concepteur des emplois du temps (chez nous, le principal adjoint), selon les possibilités, le caractère raisonnable ou non de la demande, les aptitudes à manier le logiciel, l'envie de rendre service… Sincèrement, beaucoup de paramètres objectifs et quelques-uns subjectifs car nous sommes des êtres humains.

    Cette année, j'avais demandé à ne travailler que quatre jours sur cinq, à éviter la dernière heure du mercredi matin (qui me pose un gros souci pour récupérer les enfants à l'école) et… c'est tout. Ah si ! je marquais une préférence pour la libération du jeudi, journée peu demandée d'ailleurs par les collègues. C'était jouable. 
     Précisons que je suis à temps partiel et travaille 12h par semaine devant élèves (… et quelques heures en-dehors des élèves, voire beaucoup d'heures, soyons claire- mais c'est là un autre débat).
    Et j'ai découvert, le 31 août, mon planning : journées du lundi, mardi, jeudi. Mercredi et vendredi libérés !!! incroyable !!! Mais alors ? peut-être aurais-je droit à mon temps de solitude, le vendredi, enfin des moments seule à la maison, sans mari qui travaille dans le bureau, sans enfant qui m'interrompe de façon impromptue pour une sombre histoire de Lego à détacher ? (mon moyen a toujours besoin d'aide pour "enlever la tête du bonhomme Lego; en y réfléchissant, il décapite énormément ses Lego. Espérons que ça ne se paiera pas chez le psy dans quelque temps).
    Je présente le document à l'homme qui s'exclame, réjoui : "Eh, c'est génial, moi aussi j'ai mon mercredi et mon vendredi complet, une semaine sur deux !".
    Sourire figé sur mes lèvres. Ambiance "Le cri" de Munch à l'intérieur, qui s'est un peu extériorisé aussi puisque j'ai dû lâcher un "Oh nooooon !" assez révélateur.
    Oui. On peut aimer les gens et vouloir NE PAS LES VOIR TOUT LE TEMPS. Des pauses ! des pauses avec moi-même ! voilà ce dont j'ai besoin ! après un été complet à 5 voire 10 (famille restreinte ou famille étendue) j'étais assoiffée de solitude. Du silence ! pouvoir s'entendre penser ! pouvoir glander tranquille ! 

    Bref. Le petit va chez sa nounou le vendredi matin, l'homme a compris qu'il avait intérêt à oublier ma présence ce jour-là et j'ai décrété que chaque vendredi, je m'immergerais dans un livre, je me vautrerais dans la fiction (ou le documentaire, pourquoi pas), je m'avalerais autant de pages que quand j'étais enfant / ado / étudiante et que j'avais tout le temps pour ça.

    Le premier vendredi, il y a deux semaines, j'ai commencé très fort. Nos étoiles ont filé, d'Anne-Marie Revol. Un témoignage dans lequel elle raconte comment il a fallu traverser la mort de ses deux petites filles, Pénélope et Paloma, dans un incendie. Je me souviens être tombée sur ce livre par hasard à la bibliothèque : il dépassait en bout de rayon, le titre m'intriguait. J'ai lu le résumé. J'ai hésité. Je l'ai reposé. On était en juin, comme lecture de plage, c'était trop dur. Mais j'ai su que je le lirais quand je serais prête. Pas par voyeurisme. Plutôt comme une piqûre de lucidité : oui, tu es parfois fatiguée, impatience, oui, trois enfants obligent à se vaporiser dans tous les sens et on s'y perd un peu, mais quelle chance. Quelle chance de les avoir. Quelle chance de vivre des désagréments anodins. J'y repense souvent, depuis. Ton fils a une pneumonie ? Quelle chance. Car ça se soigne, et il va mieux, très vite. Quelle chance qu'on ait inventé la Ventoline. Ton grand boude car tu l'as vexé sans le vouloir, ou bien il rechigne à faire ses devoirs ? Quelle chance : ce ne sont que des contrariétés d'un quotidien normal. Merci de m'offrir une vie ordinaire. J'inventerai l'extraordinaire à l'intérieur, mais au moins, on vit. 
    Vendredi dernier j'ai avalé deux cent pages de D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan. Agréable à lire, intéressant pour son ambiguë autofiction, ça ressemble à un livre-confession mais s'apparente plutôt à un livre-jeu. Cela m'a donné envie d'écrire. De là à le faire, il peut s'écouler des siècles, mais voilà qui à soi seul justifiait que je m'y sois plongée. (et puis d'abord non : je plonge si je veux ! justifiable ou pas).
    Je m'apprête à m'immerger dans le dernier Fred Vargas, Quand sort la recluse. Il est ouvert, là, juste à côté de moi, à la page de ce matin - je l'ai entamé ce matin, avant le réveil des enfants. Danglard m'attend, Adamsberg s'impatiente, mais avec nonchalance, comme toujours. Ma boisson chaude a refroidi, je suis au chaud sous la couette. J'y vais !

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